http://piketty.blog.lemonde.fr/2016/06/02/loi-travail-un-effroyable-gachis/"Alors que les tensions sociales menacent de bloquer le pays et que le gouvernement s’obstine à refuser le dialogue et le compromis,
la loi travail apparaît de plus en plus clairement pour ce qu’elle est : un effroyable gâchis, un de plus au sein d’un quinquennat raté, et peut-être le plus grave. Le gouvernement voudrait nous faire croire qu’il paie le prix d’être réformateur, et qu’il doit se battre seul contre tous les conservatismes. La vérité est toute autre :
sur ce sujet comme sur les précédents, le pouvoir en place multiplie les improvisations, les mensonges et les bricolages.
On a déjà vu cela à l’œuvre sur la compétitivité. Le gouvernement a commencé par supprimer – à tort – les baisses de cotisations patronales décidées par le précédent gouvernement, avant de mettre en place une invraisemblable usine à gaz, sous la forme d’un crédit d’impôt visant à rembourser aux entreprises une partie des cotisations payées un an plus tôt, avec au passage une énorme perte en ligne liée au manque de lisibilité et de pérennité du dispositif. Il aurait fallu au contraire lancer une ambitieuse réforme du financement de la protection sociale.
Impréparation et cynisme
On retrouve avec la loi travail le même mélange d’impréparation et de cynisme. Si le chômage n’a cessé d’augmenter depuis 2008, avec à la clé un million et demi de chômeurs supplémentaires (2,1 millions de demandeurs d’emploi de catégorie A à la mi-2008, 2,8 millions mi-2012, 3,5 millions mi-2016), ce n’est pas parce que le droit du travail serait subitement devenu plus rigide. C’est parce que la France et la zone euro ont provoqué par leur excès d’austérité une rechute absurde de l’activité en 2011-2013, à rebours des Etats-Unis et du reste du monde, transformant ainsi une crise financière venue d’outre-Atlantique en une interminable récession européenne. Si le gouvernement commençait par reconnaître ses erreurs, et surtout en tirait les conséquences pour une refonte démocratique de la zone euro et de ses critères budgétaires, il serait beaucoup plus facile de mener les débats par ailleurs nécessaires sur les réformes à mettre en œuvre en France.
C’est d’autant plus regrettable que le droit du travail aurait mérité de vraies discussions.
Le recours croissant aux CDD par les entreprises françaises n’a jamais permis de réduire le chômage. Il serait plus que temps d’adopter un système de bonus-malus permettant de mettre davantage à contribution les employeurs qui abusent de la précarité et de l’assurance-chômage. Plus généralement, il faudrait restreindre l’usage des CDD aux cas où ils se justifient vraiment, et faire du CDI la norme pour les nouvelles embauches (...)
Ensuite, et surtout, l’une des forces du modèle allemand est de reposer sur des syndicats puissants et représentatifs. Compte tenu de la faiblesse des syndicats français et de leur implantation, il semble illusoire de vouloir développer des accords équilibrés au niveau des entreprises. Dans ces conditions, il serait préférable de réécrire l’article 2 afin de privilégier les accords de branche, qui compte tenu de la réalité actuelle du syndicalisme français constituent l’échelon le plus pertinent et le plus prometteur. Comme l’ont bien montré les travaux de Thomas Breda, les délégués syndicaux sont quasiment absents de la plupart des entreprises françaises, non seulement dans les plus petites mais également dans les moyennes, en partie du fait de la discrimination salariale avérée dont ils dont l’objet.
On retrouve ici la culture du conflit chère à une bonne partie du patronat français, comme vient encore de l’illustrer le patron du Medef avec ses propos stupidement insultants sur la CGT. En Europe du Nord, cela fait des décennies que les représentants syndicaux jouent un rôle majeur dans les conseils d’administration (un tiers des sièges en Suède, la moitié en Allemagne), et que le patronat a appris tous les bénéfices qu’il pouvait tirer d’une plus grande implication des salariés dans la stratégie de l’entreprise. (...)"